LA VIE DE SERAPHIN GILLY RACONTÉE PAR LUCIENNE GILLY
Seraphin en son Atelier
Sous le ciel béni de la Provence, il naquit le 5 février 1909, à Aix en Provence, dans un lieu dénommé « LE JEU DU MAIL », Séraphin Louis GILLY. La famille[1] comptera 2 autres enfants : Paul né 2ans jour pour jour après Séraphin, puis Emilienne, « Lily », le 11 novembre 1913. Le trio ne désavoua jamais la plus tendre des affections fraternelles. Edmond, le père, était marin au commerce ; il avait épousé le 24 décembre 1907, Laurentine CHAUMARTIN d’origine lyonnaise.
Dès son plus jeune âge Séraphin montra des dons inhabituels pour le dessin et le fort désir de modeler. Le 3 août 1914, la France entre en guerre. Le père de Séraphin est appelé et sera tué en 1917, Séraphin à 8 ans[2]. Le couple n’allait pas bien, Laurentine, la veuve, ne veut pas réclamer la pension à laquelle elle a droit. Séraphin, enfant raisonneur et décidé a besoin d’être dressé, selon sa mère. Peu sensible aux dons de son fils pour le dessin et le modelage, elle l’envoya à l’école Courbet, à Marseille, en internat. Cette école où l’on forme les futurs marins était réputée pour sa stricte discipline ; Séraphin s’en échappe deux fois malgré la surveillance. Finalement, vers l’âge de 14 ans il fut mis en apprentissage chez un ébéniste de Marseille, Monsieur BONASSERA, sculpteur sur bois. Ce dernier pressentit très vite chez son jeune apprenti des dons exceptionnels et l’initia à la sculpture sur bois.
En 1925, la famille partit pour Paris où tous, mère et enfants, durent travailler pour subvenir à leurs besoins. Séraphin fut employé dans divers métiers d’artisans, Faubourg Saint-Antoine ; il se sait appelé à la sculpture. Habitant à Saint Mandé, Séraphin s’inscrit aux Beaux-Arts où il se rend à pied chaque matin, le métro étant un luxe de « quatorze sous ». Le Faubourg Saint Antoine lui procure quelques travaux de sculpteur sur bois et il trouve l’occasion d’un petit baraquement dans une cour, au 52 rue de Reuilly, où il peut s’isoler pour dessiner et travailler enfin seul. C’est dans ce petit atelier encombré de modelages et de dessins que je le rencontrai en 1934. Il rayonnait de joie de vivre malgré la misère des poches vides, sentant bouillonner en lui une soif de création. Sa foi en sa bonne étoile n’empêchait pas une grande timidité et il dut se battre pour affronter le dur chemin sur lequel il s’engageait. Séraphin avait un don : il cultivait l’amitié ; ouvert à l’autre il donnait confiance, apportait du réconfort, de la joie de vivre. Clairvoyant, il aidait ses amis à se trouver eux-mêmes. Jamais ceux-ci ne lui firent défaut tout au long de sa vie, les nouveaux s’intégrant avec aisance aux anciens. L’amour que j’éprouvais pour mon cher sculpteur me fût rendu avec passion, à la mesure de cette fantastique personnalité. Ce furent donc trente-six années de vie partagée ; elles me paraissent avoir duré le temps d’un rêve, bien qu’il s’y soit passé une multitude d’événements. Avec le recul et sa disparition, tout semble s’accrocher dans le temps immuable de l’éternité.
Inscrit à l’École des Beaux-Arts dans l’atelier GRAMMONT- LANDOWSKI, Séraphin, à la demande de ses maîtres, voulut se présenter pour le Prix de Rome 1934. Il ne pourra le faire, un arrêté administratif interdisant la candidature aux élèves mariés dans l’année. A Paris la vie s’organisa ; Séraphin eut la chance de pouvoir louer un bel atelier de sculpteur, au 4 rue Joseph Bara, à proximité du jardin du Luxembourg. Cet atelier se trouva libre par la mort du dessinateur graveur DECARIS qui l’occupait. Mais le loyer demandé était beaucoup trop élevé pour un jeune couple sans le sou. Le gérant, Monsieur Amédée GUYOT, sensible à l’art et à la cause de ce jeune artiste indépendant abaissa considérablement la somme demandée et Séraphin put investir ce lieu qui restera son atelier toute sa vie durant. L’installation fut vite faite : quelques selles, un lit, des caisses et des planches en guise de chaises et de table. Le chômage alloué aux artistes assurait une très frugale subsistance partagée avec les plus infortunés camarades des Beaux-Arts. Mais le cœur était en fête et la tête pleine de projets qui semblaient faciles à réaliser. La réalité était plus dure. En 1935, Séraphin tenta d’obtenir une bourse aux Beaux-Arts de Marseille. Le concours portait sur le thème « Autour de l’âtre ». Le bas-relief proposé par le sculpteur ne fut même pas visité par le jury au prétexte que Séraphin GILLY étant né à Aix en Provence n’était donc pas Marseillais. Nous logions à Marseille, chez l’ami Robert Delplanque. C’est dans son atelier de la rue de Lodi que Séraphin sculpta une tête de femme dans un beau bois de noyer ambré. Il la dénomma « Pénélope[3] ». Je trouvais cette sculpture si belle que je l’adoptai comme ma fille spirituelle. Connaissant notre misère financière, un acheteur nous en proposa une somme dérisoire. Malgré le besoin d’argent nous la gardâmes. La sculpture fut finalement achetée en 1937 par la ville de Paris ; elle règne dans un bureau de l’Hôtel de Ville. « Pénélope » valut à Séraphin en 1936 l’attribution du Grand prix américain Florence Blumenthal assortie d’une bourse conséquente pour l’époque et l’espoir de réaliser des commandes. C’est de cette époque d’avant-guerre que datent le buste en marbre blanc de Marie-Louise CROCE SPINELLI qui deviendra Marie-Louise RIBET et celui de Simone AVRAM en marbre et bronze (« Tête d’Ève [4] »). Un bronze intitulé « La Dormeuse[5] » fut réalisé ainsi qu’une « petite tête de jeune femme au sourire[6] » en bois de noyer, quelques peintures, de nombreux dessins et un autoportrait de l’artiste. L’année 1937 apporte, à l’occasion de l’exposition universelle, une première grande commande, la réalisation d’un staff en ronde bosse pour orner le Palais de la Bijouterie.
1938 fut l’année de notre mariage civil, le 17 juillet, à la mairie de Montreuil sous-bois. En septembre Séraphin fut appelé pour une période militaire à METZ. Un an plus tard, le 2 septembre 1939, il partait en tant que caporal dans une unité de génie pour la ligne Maginot alors qu’il venait d’obtenir une bourse de voyage d’État nous permettant de faire un circuit par l’Italie, l’Afrique du Nord et l’Espagne (Casa Velasquez). En janvier 1940, blessé par un éclat de mine, Séraphin fut évacué d’abord à Chaumont sur Loire, puis à La Chapelle Saint Mesmin où je pouvais aller le voir grâce à un laissez-passer de la zone des armées. En juin 1940, le caporal Gilly devait rejoindre son dépôt à Laval. Après maintes péripéties, dans la panique générale de l’exode, la nuit même de son arrivée à Laval, le dépôt fut bombardé. Troquant son costume militaire contre de misérables habits civils, notre caporal, trainant la jambe, échappant au contrôle de l’armée allemande parvint à rejoindre Paris. Il rencontra au cours de son périple, un jeune homme qui s’attacha à ses pas et devint un ami, Jean Lesueur. Celui-ci était le beau-frère de Jean Vilgrain qui demanda à l’artiste de réaliser le buste de sa petite fille, Chantal, en 1941.Les séances de pose pour cette fillette étaient des heures merveilleuses. Séraphin, pour capter son attention, lui racontait des histoires avec ce don si personnel que l’enfant ne voulait plus partir de l’atelier. Le buste en marbre rose transparent de vie intérieure fut gardé comme un trésor quand les parents eurent la douleur de perdre leur enfant 2 ans plus tard, emportée par la diphtérie à l’âge de 11 ans. Pendant cette triste époque de l’occupation, Séraphin put réaliser, grâce au soutien de ses amis, quelques sculptures comme le buste en bronze du bâtonnier Ribet[7]. 1942 fut l’année de naissance de notre premier fils, Sylvain. Je dus alors quitter l’atelier, trop froid et sans commodité possible pour un bébé. Mon père nous trouva un appartement Place de la Nation. C’est avec regrets que je quittai l’atelier, ce nid de bonheur où chaque instant était vécu intensément par nous deux. Séraphin s’y rendait chaque jour pour poursuivre son œuvre. Sylvain fut une immense joie et son père veilla sur sa petite enfance avec une tendresse infinie. La vie était plus que rigoureuse sur tous les plans. Nous vécûmes cette époque comme la plupart des Parisiens, souffrant de l’occupation allemande, de la faim, du froid, des privations, de la hantise des bombardements. En mai, passant sa visite de réforme militaire, Séraphin fit la connaissance du Docteur Voillemot, amateur d’art, d’une intelligence perspicace. Il me rendit visite un jour pour m’enseigner la conduite d’une épouse d’artiste, me prêchant l’abnégation totale au service du génie de mon époux pour ne jamais déranger ses créations. J’avais bien souri pendant ce discours, mais combien les années m’apprirent toute la justesse de son jugement. Les années 1943 et 1944 virent la création de la sculpture en marbre du petit Sylvain[8], le buste en bronze du Docteur Voillemot. De cette époque date aussi la réalisation d’une sculpture de femme à sa toilette, intitulée « La Joie[9] ». Toute activité se trouvant astreinte par l’occupation, Séraphin fut sollicité par les moines de l’Abbaye d’Ourscamps, dans l’Oise, pour restaurer leur monastère. Il obtint ensuite la restauration du château de Raray, dans l’Oise également, puis celle de l’église Saint Aspais de Melun. Il réalisa aussi pour Saint Germain L’Auxerrois, une statue de pierre représentant Saint Antoine de Padoue. De cette époque datent aussi de nombreux dessins et peintures. En 1945, Séraphin sculpta quatre nouveaux bustes dont un me représentant, ainsi que celui du Prince Pierre de Monaco. C’est de cette année 1945 que date la rencontre avec celui qui devint un très grand ami, Martin Roch[10], peintre provençal. Le talent pur et dépouillé de cet artiste fut pendant toutes les années au diapason de la vie créatrice de séraphin Gilly.
En 1946, Monsieur Jaujard, directeur des Beaux-Arts, associa Séraphin Gilly à trois autres sculpteurs comme étant les plus représentatifs pour animer une exposition d’art français en Europe Centrale. En 1947, Séraphin Gilly est nommé pensionnaire de la Fondation Robert Laurent-Vibert au château de Lourmarin. Ce séjour ouvert aux artistes lauréats (sculpteurs, peintres, graveurs, musiciens, littérateurs) nous permit la rencontre heureuse avec les poètes Willy Paul Romain et William François, le début d’une amitié solide et fraternelle. Les 3 amis fonderont ensemble la revue de littérature et d’art : « Les Essais[11] » en 1948. L’écrivain Henri Bosco s’intégrait au groupe des lauréats de l’année. Madame Lecocq était l’animatrice de ce séjour qui se renouvela l’année suivante. Séraphin sculpta « La Pomone[12] », statue d’une femme à demi- étendue qui orne les jardins de Lourmarin. Nous fîmes la connaissance du maire de Lourmarin, Raoul Dautry, homme sensible à l’art. Pour Lourmarin, Séraphin réalisa aussi une sculpture de sportifs sur un des deux blocs de pierre à l’entrée du stade. Cette même année fut celle de notre mariage religieux, au mois d’octobre. En 1949 Séraphin GILLY fut désigné par la Direction Générale de l’Architecture, pour la sculpture monumentale de deux cartouches centraux du pont de Blois[13] ( en amont et en aval) pour remplacer les cartouches de Guillaume COUSTOU, disparus en 1944. En amont le cartouche représente deux tritons soufflant dans des conques avec des motifs représentant les ordres royaux de Saint Michel et de Saint Louis, en aval il représente un grand cuir avec des palmes. Le chantier dura jusqu’en 1954. Séraphin, secondé de son ami et collaborateur l’animalier André Lavaysse, étaient à la tête d’une belle équipe de tailleurs de pierre, metteurs au point et praticiens. Nous logions dans un hôtel, unique rescapé des bombardements qui ravagèrent la ville de Blois. J’attendais mon deuxième enfant et profitai de longues promenades sur les bords de Loire. Cet important chantier de restauration donna l’élan à une vie matériellement meilleure. Cette même année 1951 vit la réalisation d’une œuvre monumentale pour la grande salle des séances du Conseil Général de Meurthe et Moselle[14] à la Préfecture de Nancy. Pour la sculpture commandée, il fallait représenter dix personnages marquants de la Lorraine (ceux-ci étaient imposés). Séraphin conçut des bas-reliefs appliqués sur les murs, mélange de sculptures en relief pour les personnages et motifs gravés qui complétaient le cadre. Ces sculptures sur bois de sycomore constituant une fresque où voisinent le pape Léon IX, René II de Lorraine, Jacques Callot, Georges de La Tour, Bassompierre, L’Abbé Grégoire, Choiseul, Georges Héré, Drouot et Lyautey. A une demande très conventionnelle, le maître répondait de façon originale et novatrice. Il utilisera cette technique pour réaliser d’autres œuvres monumentales.
Edmond naquit à Paris le 30 octobre 1951 et apporta une grande joie à notre foyer. En 1952, une proposition de décoration pour deux paquebots, « Le Flandre » et « Les Antilles », faite par les Messageries Maritimes enthousiasma Séraphin. Il fit de nombreux projets d’aménagement. Hélas, Il fallait être inscrit au registre des métiers comme décorateur. Une association se fait avec un jeune décorateur, Quinet qui prête son nom à la signature des contrats avec promesse de se partager les travaux. Sitôt le contrat signé, le décorateur s’octroie seul le droit des travaux. Les Messageries Maritimes ne voulant pas entendre parler de l’affaire, un procès est engagé ; il durera deux ans et se terminera en notre faveur avec une compensation d’un million de francs en dommages et intérêts. Notre sculpteur en gardera de l’amertume avec le regret de créations rêvées dont il reste de nombreux dessins et études, et quelques meubles réalisés par l’artiste. En 1954, Séraphin réalise pour l’Université de Paris, deux bas-reliefs en béton pour l’entrée des tribunes du stade Charléty[15] Paris Université Club, sur les thèmes du rugby et du football (La démolition du stade en 1989 et sa reconstruction entre 1991 et 1994 entraina le déplacement de ces Bas-reliefs ; ils sont visibles à présent depuis le périphérique au niveau de la poterne des peupliers). A cette même époque des pourparlers sont engagés avec la Direction Générale des Sports pour une décoration sculpturale à l’Institut National des Sports, dans le Bois de Vincennes. Un Athlète monumental sera réalisé.
L’été 1954 nous retrouve à Aix en Provence où Séraphin assisté d’André LAVAYSSE exécute une commande de deux grands bas-reliefs[16] pour les nouvelles facultés de Lettres et de de Droit. Nous avions loué la maison d’un Anglais dans la campagne aixoise et nous passâmes avec le couple Lavaysse deux mois où le travail s’accompagnait du plaisir de vivre dans la ville natale de Séraphin. Nous faisions des visites fréquentes à l’abbaye de Pierredon[17] où nous retrouvions Martin ROCH et Claire sa femme ainsi que le petit Jacques, le compagnon de jeu d’Edmond. De grandes idées artistiques s’échangeaient entre les deux maîtres : le peintre et le sculpteur. A Salon de Provence, Séraphin réalisa le buste en bronze d’Adam de Craponne[18] qui réalisa le canal de la Durance. L’été se termina pour de vraies vacances sur l’île de Porquerolles. L’artiste laissait la place au pêcheur. Il pratiquait alors la pêche à bord du « Potam », le pointu d’un pêcheur de l’île. Nous passâmes ainsi pendant plusieurs années des séjours inoubliables à Porquerolles. Les années suivantes notre sculpteur réalisa en Provence nombre d’œuvres, parmi lesquelles les bas-reliefs et gravures en sycomore pour la faculté de médecine de Marseille, représentant les grands personnages de la médecine, plusieurs fontaines dont la lyre d’Orphée[19] (1963) pour la résidence Bellevue. Pour le compte de la marine marchande, il orna de ses œuvres les nouvelles écoles nationales de Saint-Malo, Nantes, Le Havre, Paimpol et Marseille. A Saint Malo, c’est une sculpture du Vent[20] qui est représentée ; à Nantes, en 1959, avec Mrs Lavaysse et Jacomelli , il réalise en pierre blanche de Chauvigny, un Triton portant sur sa tête, une galère, voiles déployées, symbolisant le triomphe sur les mers des voiliers nantais[21]. Pour la trésorerie générale d’Angers, c’est à nouveau une fresque composée de cinquante panneaux en bois de sycomore plaqués d’acajou qui est réalisée. Le thème retenu est : « la douceur angevine[22] ».
Les années 60 seront marquées pour Séraphin par une activité intense. On lui commande en boiseries, outre la grande fresque « Les Grands marins de tous les temps » pour l’école de navigation de Paimpol, déjà citée, un bas-relief « Diane et Actéon » pour l’hôtel de ville de Fontainebleau, trois gravures sur panneaux d’acajou : « l’Enlèvement d’Europe » pour le palais d’Iéna à Paris, « Le Mistral » à Marseille et « Les Centaures » pour le Lycée agricole de La Ferté Bernard. Il réalisera en grandes sculptures entre autres, un « Triton à l’Emphore » à Gentilly, un « Enfant à la Pieuvre[23] » à Brunoy, une « Lyre d’Orphée » en fontaine et une « Nymphes des Sources[24] » à Aix en Provence. Il participera à de grands chantiers de restauration à Paris, Hôtel des Invalides, Opéra et Opéra-comique et enfin à l’Arc de Triomphe de l’Etoile[25] .
La mort le surprendra le 26 mars 1970, il avait 61 ans. Il venait de réaliser la maquette en plâtre de « L’enfant au Bélier [26] » et le premier moulage d’un « Grand Génie marin [27] ».